Le texte du mois "Le Cerveau de Newton" (Newtonův mozek, 1877) de Jakub Arbes

« La stricte et imperturbable science a privé bien d’entres nous des rêves les plus doux de l’existence. Sa main cruelle a tiré le voile (translucide pour les optimistes et éternellement opaque pour les pessimistes) qui couvrait la tombe des créatures vivantes. Et pour la personne qui place plus de foi en les preuves de cette science qu’en les préjugés confortables de la tradition s’ouvre une perspective effrayante, mais assez claire. Pourquoi alors pleurer sur la tombe d’un homme croyant, encore plus qu’il n’en était convaincu, que dans la mort, toute joie et toute peine trouve sa fin. »

Jakub Arbes (1840-1914) – Un bref portrait

Exerçant les carrières parallèles et entremêlées de journaliste, d’éditeur de journaux et d’écrivain de fiction, Jakub Arbes apparaît comme une figure littéraire et politique clé de la société tchèque de son temps. Ses textes littéraires et journalistiques incarnent l’esprit polémique et radical de leur auteur, adressant des problématiques représentatives des enjeux pressants pour le peuple tchèque de son époque, en particulier des luttes sociales. Dans ses textes, ces thématiques sont associées à des considérations scientifiques manifestant l’intérêt d’Arbes pour de multiples domaines de la science, en particulier pour son incarnation humaine dans la psychologie. Durant sa vie, Arbes tisse un réseau dense de relations avec des figures intellectuelles majeures de la société tchèque. Parmi les plus précoces de ces relations émerge la figure de Jan Neruda, auteur important de la littérature de langue tchèque. L’implication de Neruda dans le nationalisme tchèque et le caractère profondément politique de son œuvre, tantôt satire de la bourgeoisie, tantôt soigneuse représentation de la classe ouvrière, sont autant d’affinités avec les traits d’Arbes et de son œuvre. L’influence de Neruda est un des facteurs qui participent à faire bifurquer le jeune Arbes de ses études scientifiques vers une carrière journalistique engagée et d’opposition.
Les textes d’Arbes sont caractérisés par une intense porosité entre les aspects journalistiques et littéraires. Celle-ci est notamment visible dans des proses au format de roman court qu’Arbes nomme romaneto. Ces proses sont originellement publiées dans des journaux dans les années 1860 et 1970. Dans ces textes, la représentation documentaire de la société tchèque moderne et un profond investissement dans les applications de la rationalité sont associés à des intrigues aux événements extraordinaires et (simili-)fantastiques. Si les éléments de l’intrigue rappellent les textes de Poe, dont Arbes est traducteur en tchèque, l’alliage de réflexions idéologiques profondes et de l’explication rationnelle de phénomènes étranges donnent à ces textes un caractère particulier qui en fait un pan remarquable de l’œuvre d’Arbes.

« Le cerveau de Newton » – La science et l'illusion du progrès

« Le cerveau de Newton » [Newtonův mozek] (1877) est le septième romaneto d’Arbes, et est inédit en français. Le récit est celui d’événements extraordinaires entourants une amitié entre le narrateur, issu d’une famille pauvre, et un dénommé Bedřich Winscher, issu d’une famille aisée. Les deux hommes grandissent puis vivent ensemble, unis entre autres par leur curiosité pour les choses du monde les plus diverses, et par un profond intérêt pour les sciences. Durant leurs années de cohabitation, Bedřich développe un intérêt spécifique pour l’illusionnisme et la prestidigitation, et réalise des performances extraordinaires dont est témoin le narrateur. Les deux amis sont finalement contraints de se séparer par l’engagement de Bedřich dans l’armée. Le nœud de l’intrigue se situe quelques temps après la mort de Bedřich, tué sur le champ de bataille à Hradec Králové par un soldat de l’armée prussienne.
Un soir, Bedřich apparaît au narrateur, en chair et en os, pour l’inviter à une fête tenue la nuit même en l’honneur de sa résurrection, et qui accueille non seulement leurs amis communs, mais une foule de représentants de la haute société intellectuelle et institutionnelle praguoise. Bedřich confie au narrateur que cette soirée est pour lui l’occasion de sa plus impressionnante performance.
La performance de Bedřich, après son arrivée théâtrale dans un cercueil à son nom, consiste à annoncer à l’assemblée qu’il a pu transférer dans son crâne détruit par une baïonnette prussienne le cerveau d’Isaac Newton. Il suit cette déclaration qui scandalise l’assemblée par un discours iconoclaste attirant l’indignation progressive de chacun des groupes de l’assemblée, divisée en catégories distinctes de la société intellectuelle et institutionnelle tchèque. Ce discours est une critique virulente de la notion de progrès sociétal apporté par la science.

Bedřich se propose enfin d’illustrer ces propos par une démonstration d’une invention lui permettant de voyager dans l’espace plus vite que la lumière, et ainsi de récolter les signaux lumineux ayant depuis longtemps quitté la Terre pour reconstituer des scènes du passé de l’humanité. Le narrateur est désigné pour accompagner son ami dans un voyage qui lui permet d’être témoin, à rebours, d’une séquence d’événements historiques de l’humanité, qui se révèlent tous des moments de déchaînement de violence de guerre. Bedřich présente cette séquence comme représentative de la somme des accomplissement de ce que l’intelligentsia de son époque appelle « progrès humain ».
La résolution de ces péripéties voit le narrateur s’éveiller d’un songe dans lequel il a rêvé les événements extraordinaires de cette soirée. Par la suite, un médecin lui prescrit un arrêt temporaire de ses études scientifiques et du repos.
Le récit s’achève par ces mots :

« J’ai suivi les conseils du médecin… J’ai mis mes études de côté pour un certain temps. Mais les pensées qui m’avaient poursuivi à cette époque reviennent me hanter à travers les ans. »

« Le cerveau de Newton », comme les autres romaneta d’Arbes, propose une tension entre éléments fantastiques et explication rationnelle. Cette dernière phrase du récit déjoue toute résolution de cette tension par la sortie du rêve, et laisse courir la crise interne au narrateur au-delà du récit. Si cette tension planant au-dessus du récit est commune aux romaneta d’Arbes, « Le cerveau de Newton » l’explore d’une manière singulière grâce à son appartenance au genre de la science-fiction (SF).

La SF est définie par Darko Suvin comme « Genre de la distanciation cognitive » dans son ouvrage « Pour une poétique de la science-fiction », texte fondateur de l’étude de la SF sur le plan académique. L’œuvre de SF déforme la réalité de son lectorat avec les outils de la rationalité. La distanciation provoquée par l’introduction d’éléments fantastiques dans la réalité n’est pas une rupture avec celle-ci, contrairement à celle provoquée par le merveilleux, mais une défamiliarisation permettant une reconnaissance de cette réalité dans son reflet déformé, et une identification de ce processus de déformation. Ceci permet d’interroger la réalité, et en particulier d’interroger la rationalité, le processus scientifique, qui sont au cœur de cette déformation.

« Le cerveau de Newton » illustre bien cet aspect fondamental de la SF, en plaçant le rapport de l’humanité à la science comme problématique centrale de son récit, explorée à travers le prisme thématique de l’illusion. L’illusionnisme ou la prestidigitation, qui sont l’activité privilégiée de Bedřich, sont des processus qu’on pourrait décrire comme déformation du réel vers le fantastique à l’aide d’outils de la raison, de la technique. L’illusion produite est alors une version défamiliarisée de la réalité, justifiable par la raison (par l’explication du « truc » permettant de réaliser la performance). En proposant la prestidigitation comme sujet du récit, on fait apparaître le processus de la SF au sein même de la narration, attirant l’attention sur celui-ci. Ce faisant, le texte n’opère pas seulement une méta-description de son fonctionnement, mais étend son sujet à la déformation de la réalité par la raison de manière plus générale. Le thème de l’illusionnisme forme un tout cohérent avec le fonctionnement du récit, mais également avec la critique du progrès sociétal par la science qui est l’aboutissement du récit, qui hante le narrateur au-delà de son réveil, et qui révèle ce thème comme une préoccupation profonde d’Arbes.

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« Quand nous examinons les siècles précédents nous grimaçons, nous nous moquons même de la pure naïveté, de la maladresse et de l’effronterie de nos ancêtres, sans qu’il nous vienne en tête que les siècles à venir rirons de même de nous autres… Nous nous frappons du poing la poitrine, clamant notre siècle comme celui de l’illumination et du progrès, quand des millions de membres du genre humain vivent dans une bêtise animale… Nous nous réjouissons qu’un principe donné de la vie humaine jusqu’ici complètement inconnu ait fini par être éclairé, tout en regardant dans la plus égoïste indifférence la misère et la souffrance de milliers de gens qui naîtront, vivront et mourront sans aucun but… Si notre fin du 19e siècle était analysée avec la plus vive et stricte raison, où celle-ci nous placerait-elle ? À l’ère des formules, au siècle des définitions, à l’époque des vaines phrases. Les agréments de l’esprit humain paraissent à bien d’entre nous tout à fait évidents, mais pour mille raisons d’égoïsme répugnant nous en évitons l’usage, afin de ne pas déranger les préjugés… Comment parler de progrès, quand il nous faut encore tant d’illusions, non pas pour sauver, car l’illusion n’a jamais sauvé personne, mais plutôt pour maintenir en esclavage l’humanité ?»

Texte et traductions de Sybil Raysz.

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Référence :
Arbes, J. (1898). Newtonův mozek (Le cerveau de Newton). Praha: J. Otta (Original work published 1877)

Version anglaise abrégée du texte

Version originale du texte

Commentaire (en langue tchèque) sur Arbes et son oeuvre (Dějiny české literatury III)

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