Appel à articles pour un dossier thématique « Collaborations entre intellectuel·le·s queer 1880-1920 » dans la revue Sextant, vol. 40, 2023

Sextant, Revue de recherche interdisciplinaire sur le genre et la sexualité, publiée par les Editions de l’Université libre de Bruxelles.

Cet appel fait suite à la rencontre Collaborations entre intellectuel·le·s queer 1880-1920 (4-5 mai 2022, Université libre de Bruxelles) qu’il souhaite élargir à d’autres chercheurs et chercheuses.

Nous sollicitons des articles qui analysent la manière dont les intellectuel·le·s queer s’entraident dans un contexte européen pour diffuser leurs publications et le droit à aimer librement qu’elles défendent. La perspective que nous souhaitons adopter est plus étendue que celle des travaux précédents qui se penchent sur les liens entre ami·e·s ou amant·e·s queer et qui ont examiné, par exemple, comment certains couples se sont rencontrés ou comment certains groupes se sont formés autour de tel·le ou tel·le intellectuel·le. Nous estimons qu’il ne faut pas considérer ces collaborations comme des interactions qui représentent simplement l’expression de sentiments sympathiques ou amicaux, ou encore seulement comme une solidarité autour d’amours réprimées par la morale de leur temps, mais bien comme les premières lueurs d’un combat commun pour légitimer ces sentiments. Nous proposons d’examiner le rôle de ces associations dans cette perspective et d’étudier comment ces intellectuel·le·s queer construisent et revendiquent des traits d’identité sexuelle communs dans leurs écrits. Nous estimons que ces nouvelles représentations expriment un désir de subvertir le discours dominant sur ces sentiments en les représentant d’une façon méliorative, que cela soit dans des œuvres littéraires ou dans des articles de presse et de revue, et qu’elles donnent lieu également à une coopération entre ces intellectuel·le·s.

Les collaborations auxquelles nous renvoyons prennent des formes différentes, par exemple : Jean Lorrain publie des comptes rendus favorables des recueils de nouvelles de Georges Eekhoud et présente ce dernier au directeur des éditions du Mercure de France ; Eekhoud signale les œuvres de Jean Lorrain aux lecteurs belges par des recensions élogieuses dans la presse et les revues belges ; Eekhoud soutient le romancier néerlandais Jacob Israël De Haan en défendant son roman à scandale Pijpelijntjes (1904) et en rédigeant une préface pour le roman Pathologieën (1908) de De Haan ; Renée Vivien publie avec Hélène de Zuylen, sa compagne entre 1902 et 1907, des romans et des poésies sous le pseudonyme collectif de Paule Riversdale, parmi lesquels Échos et reflets (1903), Vers l’amour (1903), L’Être double (1904) et Netsuké (1904). Se pose de la sorte la question d’évaluer dans quelle mesure ces intellectuel·le·s collaborent les un·e·s avec les autres pour créer ces représentations, notamment au moyen de nouvelles formes narratives qui contiennent des références culturelles et historiques communes et permettent ainsi de renvoyer aux amours queer, sans devoir les nommer.

La solidarité exprimée lors des grands scandales, comme la condamnation d’Oscar Wilde en mai 1895, le procès Eekhoud en octobre 1900, ou l’arrestation de Jacques d’Adelswärd-Fersen en 1903 pour « débauche », est symptomatique de cette mobilisation. La collaboration en 1909 d’un grand nombre de ces intellectuel·le·s queer à la revue Akademos de Jacques d’Adelswärd-Fersen, notamment Colette, Renée Vivien, Georges Eekhoud, Eugène Wilhelm, Olivier Diraison et Achille Essebac signifie, à notre avis, qu’une identité mobilisatrice est en train de se construire. L’une de nos questions est de savoir dans quelle mesure ces collaborations signifient la formation de réseaux transnationaux d’intellectuel·le·s queer à cette époque ou bien si elles ne sont que des associations limitées entre des intellectuel·le·s d’un pays ou même encore d’un cercle particulier.

Dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité, Michel Foucault étudie l’émergence d’un nouveau discours scientifique sur les amours queer. Il constate que ces nouvelles nosologies engendrent en parallèle une résistance à l’hégémonie hétéronormative, qu’il désigne comme des discours « en retour1 », par lesquels l’ « homosexualité s’est mise à parler d’elle-même». Nous proposons d’étudier ces discours tels que produits par des intellectuel·le·s queer (écrivain·e·s, poètes, journalistes, essayistes et artistes), et plus particulièrement, d’analyser comment iels ont collaboré. Le discours scientifique européen sur les amours queer connaît une évolution importante au cours des années 1880. Inspirés des travaux allemands de Westphal (1869), les médecins français Jean-Martin Charcot et Valentin Magnan publient en 1882 leur article pionnier, « Inversion du sens génital et autres perversions sexuelles », dans les Archives de Neurologie. Viennent ensuite : la thèse du docteur Julien Chevalier Une maladie de la personnalité : l’inversion sexuelle" (1885), et son ouvrage Une maladie de la personnalité : l’inversion sexuelle (1893) ; le livre populaire du docteur autrichien Richard von Krafft-Ebing Psychopatia sexualis (1885), traduit en français en 1895 ; les ouvrages de Marc-André Raffalovich, Uranisme et Unisexualité (1896), de Georges Saint-Paul, Tares et poisons. Perversion et perversité sexuelles (1896) et de Havelock Ellis, Studies in the Psychology of Sex – Sexual Inversion (1897), traduit en français en 1909.

Ces nouvelles perspectives scientifiques engendrent une représentation différente des amours queer dans la littérature et servent souvent de subterfuge pour évoquer le sujet. Citons deux exemples : Jean Lorrain décrit les bas-fonds parisiens dans une perspective moderniste dans son recueil Modernités (1885) et dévoile avec une nonchalance révélatrice sa connaissance des milieux queer. Il raille ainsi, dans le poème « Modernités », les prostituées qui se trouvent « Auprès de [leurs] amants en blouses, / Dont les copailles sont jalouses », et ajoute la note explicative suivante du mot « copailles » : « En argot, troisième sexe », expression qui renvoie aux théories médicales de l’époque. Il s’agit du même enjeu dans le poème « Décadence », où le poète chante Saphus, « poète de Lesbos » qui est « joli comme un éphèbe ». L’écrivain reprend ainsi un autre stéréotype issu du discours scientifique, celui de l’ « inverti » efféminé. Pour évoquer l’amour entre femmes, Lorrain ne ressent pas la nécessité de faire appel aux stéréotypes car, quand le narrateur du poème « Dilettantisme » s’adresse à la femme qu’il admire, celle-ci déclare, sans aucune honte, « Monsieur, je n'aime pas les hommes ! ». Dans Escal-Vigor (1899), Georges Eekhoud utilise le terme « amour homogénique », emprunté à l’étude sociologique éponyme (1894) d’Edward Carpenter pour qualifier la liaison entre les protagonistes.

Lors du scandale de la publication de son roman, le romancier se défend d’avoir mis en scène l’amour entre deux hommes et déclare lors d’une interview accordée au quotidien Le Peuple le 2 décembre 1900 qu’il s’est inspiré du livre du docteur Moll « sur la perversion de l’instinct génital ». Les intellectuel·le·s queer indiquent ainsi être au courant des discours répressifs et hétéronormatifs du monde scientifique et n’hésitent pas à s’en accaparer pour représenter leurs propres sentiments amoureux.

Le dossier thématique publié par Sextant sera l’occasion de soulever les questions suivantes :
Comment les intellectuel·le·s queer font-iels connaissance, comment étendent-iels leurs cercles d’ami·e·s ou de collaboratrices/eurs ? Quels sont les documents qui permettent de retracer ces associations et ces réseaux (correspondances, journaux intimes, dédicaces, envois d’ouvrages, photos signées, etc.) ? Quelles sont les formes de collaborations que nous pouvons identifier (comptes rendus, introductions auprès d’éditeurs / traducteurs / critiques / directeurs de revues, aide à la rédaction, préfaces, financements, collaborations littéraires et création de narrations etc.,) ? Les collaborations mènent-elles à la formation d’un réseau.

Bibliographie
On consultera la bibliographie indicative ici.

Les propositions d’articles (maximum 300 mots) et une courte biographie (bref CV et description des axes de recherche, maximum 5 lignes), en français ou en anglais, devront être envoyées pour le 15 juin 2022 au plus tard à l’adresse : sextant@ulb.be. Les textes complets en français ou en anglais comprendront entre 30.000 et 40.000 signes (espaces compris) et devront être rendus pour le 15 octobre 2022.

On trouvera les consignes aux auteur·e·s ici.

Direction scientifique du numéro: Michael Rosenfeld (Université libre de Bruxelles)

Calendrier :

  • 15 juin 2022: date limite pour la proposition d’article
  • 15 juillet : retour sur les propositions
  • 15 octobre 2022 : envoi des articles
  • Janvier-juin 2023: procédure d'évaluation en double-aveugle et révisions
  • Publication décembre 2023

À propos de Sextant

Créée en 1993 à l’initiative de l’historienne belge Éliane Gubin, la revue Sextant fut la première revue universitaire consacrée aux études sur les femmes et le genre en Belgique. Multidisciplinaire, elle a longtemps émané directement du GIEF (Groupe interdisciplinaire d’Études sur les Femmes) de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Elle est dédiée aujourd’hui aux études sur le genre et les sexualités et est portée par la Structure de recherche interdisciplinaire sur le genre, l’égalité et la sexualité (STRIGES) de l’ULB avec un Comité scientifique international. Elle est disponible en open access sur https://journals.openedition.org/sextant/

Direction de Sextant : Amandine Lauro (FNRS/Université libre de Bruxelles) et Cécile Vanderpelen-Diagre (Université libre de Bruxelles)

Comité de rédaction: Muriel Andrin (Université libre de Bruxelles), Jean-Didier Bergilez (Université libre de Bruxelles), Mylène Botbol-Baum (Université catholique de Louvain), Annalisa Casini (Université catholique de Louvain), Natacha Chetcuti-Osorovitz (Centrale Supélec-Université Paris-Saclay), Asuncion Fresnoza-Flot (FNRS/Université libre de Bruxelles) Nicole Gallus (Université libre de Bruxelles), Claire Gavray (Université de Liège), Nathalie Grandjean (Université de Namur), Stéphanie Loriaux (Université libre de Bruxelles), Bérengère Marques-Pereira (Université libre de Bruxelles), Danièle Meulders (Université libre de Bruxelles), Nouria Ouali (Université libre de Bruxelles), David Paternotte (Université libre de Bruxelles), Charlotte Pezeril (Université Saint-Louis), Valérie Piette (Université libre de Bruxelles)

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