Sextant - Appel à articles pour un numéro thématique "'Le personnel est géologique' : féminismes et écoféminismes à l’ère de l’Anthropocène" vol. 41, 2024

Sextant - Revue de recherche interdisciplinaire sur le genre et la sexualité, publiée par les Editions de l’Université libre de Bruxelles.

L’Anthropocène est d’abord un concept stratigraphique (Crutzen 2006) signalant l’impact perturbateur des activités humaines sur les processus biologiques, physiques et chimiques à la surface et dans l’atmosphère de la Terre. La colonisation, l'industrialisation, l'extraction des ressources et l'urbanisation se sont inscrites sur la Terre d'une manière qui marque physiquement le moment présent et ne fait plus partie de l'époque Holocène commencée il y a près de 12 000 ans. Tout à la fois nouvelle époque géologique, métaphore largement utilisée pour le changement climatique et nouveau cadre d'analyse, le concept d’Anthropocène a fait l’objet de nombreuses critiques mais a aussi suscité des débats en sciences humaines et sociales (SHS). Nouveau « Grand Récit » (Larrère 2018), qui se raconte comme le « symptôme et symbole de l’échec de notre humanité » (Descola 2018, 19), d’uns décrivent l’Anthropocène comme un « récit de réveil » qui « labellise la prise de conscience des origines humaines du réchauffement » (Quenet 2017). D’autres conçoivent l’Anthropocène plutôt comme la conséquence d'évolutions historiques contingentes et de choix politiques particuliers (Malm & Hornborg 2014), opposant ainsi au temps géologique, un temps historique. En plus des temporalités, les SHS questionnent le type de sujet qui est engagé dans le concept d’Anthropocène. En effet, en traitant l’humanité comme un sujet universel et singulier, ou comme un « acteur d’espèce unitaire » (Nixon 2017, 24), le récit de l’Anthropocène dissimule les rapports de domination et les inégalités environnementales, reproduisant ainsi la violence homogénéisante du colonialisme (Sayre 2012). Dès lors, certains auteurs ont proposé d’appeler cette ère « Capitalocène » (Bonneuil 2017, Campagne 2017, Moore 2016), en insistant sur les effets délétères du capitalisme thermo-industriel dont la course semble impossible à freiner. D’autres critiques formulées en « -cène » émergent, illustrant « sa pertinence à fournir une référence globale à nos actions, qui soit susceptible de leur donner un sens » (Larrère 2018). L’Anthropocène serait donc aussi un Eurocène (Grove 2019), marquant l’importance dévastatrice de l’Europe capitaliste et coloniale ; un Plantationocène (Tsing 2015, Haraway 2016), suggérant une histoire plus longue de l’exploitation de la terre, en remontant à l’agriculture esclavagiste ; ou encore, plus directement, un Corporatcène ou un Plasticène (Schneiderman 2015, 182). De manière similaire, les écoféministes ont contesté le caractère anthropo-centré de l'Anthropocène: qualifier l'homme de force géologique, c'est masquer le fait que tous les humains ne partagent pas la même responsabilité dans le processus actuel de destruction. L’Anthropocène est aussi un Androcène, les féministes réécrivant, à nouveaux frais, leur critique de la posture universelle de « l’Homme » comme sujet rationnel, cohérent, fixe et désincarné (Collin 2010, e.a).
Au-delà des contradictions apparentes, l’abondance de toutes ces critiques devrait nous alerter sur une aporie possible. En effet, tout en critiquant l’arrogance voire l’obscénité du concept d’Anthropocène, ces critiques continuent cependant à mettre en avant l’agentivité du « genre humain » et dès lors à attribuer à celui-ci non seulement la responsabilité des ravages écologiques mais aussi des solutions à y apporter. Tout se passe comme si l’Homme allait continuer à être seul maître à bord et que rien ne devait ou ne pouvait être attendu du reste du monde vivant qui pourtant est aussi source d’agentivité c’est-à-dire d’intentions et d’interconnexions multiples et imprévisibles. L’Anthropocène comme toutes ses critiques semblent reconduire les métaphysiques naturalistes organisées dans la binarité Nature-Culture, en proposant l’idée selon laquelle l’Humanité se trouve à nouveau face à la Nature et resterait indispensable à la sauvegarde de celle-ci, sans qu’aucune issue hybride ne soit envisagée. La proposition de ce numéro thématique s’inscrit dans l’idée qu’une voie de sortie de ce bouclage pourrait s’effectuer à partir d’un positionnement féministe et écoféministe. En effet, les féministes, éprouvant le caractère artefactuel de la catégorie « femme », ont engagé depuis longtemps une réflexion critique sur « l’Homme » comme masculin universel et une théorisation des subjectivités à partir des corps. Leur positionnement épistémologique leur confère dès lors un privilège certain pour penser les conditions de possibilité de sortie du bouclage. Face à cet « événement » qu’est l’Anthropocène, des questionnements restent en suspens. Comment politiser une expérience féministe de l’Anthropocène au cœur même d’un monde dévasté ? Ce numéro de Sextant, que nous voulons résolument interdisciplinaire, entend donc croiser les enjeux féministes de l’Anthropocène avec les enjeux classiques du corps dans le féminisme, à savoir les questions de citoyenneté sexuelle, de reproduction et de sexualité. En effet, il reste à penser comment les enjeux du corps se redéployent à la croisée de ces deux positionnements féministes. Comment repenser les modes de subjectivation ailleurs qu’en partant des corps matériels et singuliers, individués, politisés par le collectif féministe ? Serait-il possible d’affirmer que le « personnel est géologique », à l’instar du slogan féministe des années 1970, « le personnel est politique » ? Par ailleurs, alors que de nombreux écoféminismes reconnaissent l'hétéronormativité comme un enjeu, un travail systématique croisant les théories écoféministes et théories queer est loin d’être abouti dans l’espace académique francophone. Comment penser la normativité et la performativité du genre dans ce contexte ? Comment sortir de la conjonction « sexualité égale identité » ? Même à suivre Braidotti, qui affirme que la sexualité doit être comprise comme une force de vie au-delà du genre (2017, 36-39), il reste à penser comment ces enchevêtrements normatifs traversent l’expérience vécue de ces nouveaux sujets de l’Anthropocène, et réciproquement. Dans ce contexte de dérèglement climatique, les questions de reproduction et de maternité nécessitent également d’être rediscutées et renégociées. Valérie Lefebvre-Faucher envisage le maternage comme « ce que nous avons de mieux à faire », de manière à valoriser l’invisible et l’inquantifiable, de telle sorte « qu’avec un renversement des priorités vient un renversement des pouvoirs » (2017, 155). Par ailleurs, la conjonction « reproduction égale parenté » nécessite également sa discussion, à l’instar d’Haraway (2016), avec son slogan « Making kin, not babies », qui nous incite à privilégier et chérir des parentés choisies. De manière générale, ce numéro encourage également les féminismes queer, décoloniaux et intersectionnels à relire leurs enjeux théoriques et militants à l’épreuve de l’Anthropocène, en explorant différentes perspectives (spatialités, temporalités, care, corps, handicaps, e.a), et cela à travers différents champs disciplinaires.

Les propositions d’articles (maximum 300 mots) et une courte biographie (bref CV et description des axes de recherche, maximum 5 lignes), en français ou en anglais, devront être envoyées pour le 1er décembre 2022 au plus tard à l’adresse sextant@ulb.be et nathalie.grandjean@usaintlouis.be. Les textes complets comprendront entre 30 000 et 40 000 signes (espaces compris) et devront être rendus pour le 1er juillet 2023.

Direction scientifique du numéro: Nathalie Grandjean (FNRS / Université Saint-Louis, Bruxelles)

On trouvera les consignes aux auteur·es ici : https://journals.openedition.org/sextant/420

Bibliographie indicative ici

Calendrier

  • 1er décembre 2022 : date limite pour la proposition d’article
  • 15 décembre 2022 : retour sur les propositions
  • 1er juillet 2023 : envoi des articles
  • Juillet-octobre 2023 : procédure d'évaluation en double-aveugle
  • Octobre-décembre 2023 : révisions
  • Printemps 2024 : publication

À propos de Sextant
Créée en 1993 à l’initiative de l’historienne belge Éliane Gubin, la revue Sextant fut la première revue universitaire consacrée aux études sur les femmes et le genre en Belgique. Multidisciplinaire, elle a longtemps émané directement du GIEF (Groupe interdisciplinaire d’Études sur les Femmes) de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Elle est dédiée aujourd’hui aux études sur le genre et les sexualités et est portée par la Structure de recherche interdisciplinaire sur le genre, l’égalité et la sexualité (STRIGES) de l’ULB avec un Comité scientifique international. Elle est disponible en open access sur https://journals.openedition.org/sextant/

Direction de Sextant : Amandine Lauro (FNRS/Université libre de Bruxelles) et Cécile Vanderpelen-Diagre (Université libre de Bruxelles)

Comité de rédaction : Muriel Andrin (Université libre de Bruxelles), Jean-Didier Bergilez (Université libre de Bruxelles), Mylène Botbol-Baum (Université catholique de Louvain), Annalisa Casini (Université catholique de Louvain), Natacha Chetcuti-Osorovitz (Centrale Supélec-Université Paris-Saclay), Asuncion Fresnoza-Flot (FNRS/Université libre de Bruxelles) Nicole Gallus (Université libre de Bruxelles), Claire Gavray (Université de Liège), Nathalie Grandjean (Université Saint-Louis, Bruxelles), Stéphanie Loriaux (Université libre de Bruxelles), Bérengère Marques-Pereira (Université libre de Bruxelles), Danièle Meulders (Université libre de Bruxelles), Nouria Ouali (Université libre de Bruxelles), David Paternotte (Université libre de Bruxelles), Charlotte Pezeril (Université Saint-Louis), Valérie Piette (Université libre de Bruxelles)

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